Le Parlement a adopté le projet de loi organique amendant et complétant la loi organique n°2015-50 relative à la Cour constitutionnelle avec 141 voix pour, 15 contre et 10 abstentions, après l’avoir débattu une seconde fois suite à son renvoi par le Président de la République. Selon l’article 81 de la Constitution, une majorité des trois cinquièmes (131 voix) était requise pour faire passer le projet de loi après renvoi.
L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) avait adopté le 25 mars les propositions présentées par le gouvernement en 2018 amendant et complétant la loi organique n° 2015-50 relative à la Cour constitutionnelle par 111 voix pour, zéro voix contre et 8 abstentions.
Le 4 avril, le Président de la République, Kaïs Saïed, a renvoyé le projet de loi amendé au Parlement et justifié sa décision par un ensemble d’arguments juridiques, notamment les délais constitutionnels prévus par l’alinéa 5 de l’article 148 de la Constitution de 2014, outre des arguments juridiques liés aux événements survenus dans le pays depuis la mise en place de la Constitution.
Avant l’adoption du projet de loi organique amendant et complétant la loi organique n°2015-50 relative à la Cour constitutionnelle, le député Mongi Rahoui est intervenu lors de la plénière pour dénoncer le passage rapide du débat général au vote, contre un délai d’une heure accordé à l’opération de vote, considérant cela comme une violation de la loi et une manœuvre pour faire passer de force le projet de loi et réunir plus de 131 voix.
Il s’est adressé au Président de la République, lui disant qu’il avait le droit de refuser de promulguer ce projet de loi et de le considérer anticonstitutionnel. Il a en outre scandé des slogans contre le système en place et la coalition au pouvoir.
Plusieurs députés du bloc démocrate ont exigé le réexamen du projet de loi article par article, requête rejetée par la vice-présidente du Parlement Samira Chaouachi qui présidait la séance.
Hasna Ben Slimane, ministre de la Justice par intérim, qui représentait la partie initiatrice du projet de loi (le gouvernement), a souligné que l’intérêt général nécessitait la mise en place de la Cour constitutionnelle, au-delà des tiraillements politiques. Elle a appelé à ne pas recourir à une médiation étrangère pour résoudre les conflits politiques internes.
Les amendements proposés par le gouvernement concernent principalement les articles 10, 11 et 12 de la loi organique adoptée par l’ancien Parlement en 2015.
La partie initiatrice (gouvernement) a inclus la proposition soumise par le bloc démocrate qui concerne l’article 10 de la loi organique sur la Cour constitutionnelle, en retirant le mot «respectivement» du texte de l’article.
Cet article stipule, dans sa version initiale, que «les membres de la Cour constitutionnelle sont désignés respectivement par l’Assemblée des représentants du peuple, le Conseil supérieur de la magistrature et le Président de la République, conformément aux conditions prévues par les articles 8 et 9 de la présente loi tout en s’employant à respecter le principe de la parité».
Quant à la deuxième proposition d’amendement, elle concerne le contenu de l’article 11 de la loi organique sur la Cour constitutionnelle et relative à la majorité requise pour voter lors de l’élection des membres de la Cour constitutionnelle.
Cet article stipule, dans sa version initiale, que l’Assemblée des représentants du peuple élit quatre membres à la Cour constitutionnelle à la majorité des deux tiers de ses membres.
Dans la nouvelle version adoptée, l’article 11 stipule que l’Assemblée des représentants du peuple élit les quatre membres (dont trois spécialistes en droit) au scrutin secret et à la majorité des deux tiers de ses membres. Si après la tenue de trois séances consécutives, les candidats n’obtiennent pas la majorité requise, l’élection du reste des membres se fera à la majorité des trois cinquièmes en trois séances successives et au scrutin secret.
Quant à la nouvelle version de l’article 12, elle énonce ce qui suit : «Si les candidats n’obtiennent pas la majorité requise, il est procédé à une deuxième séance pour l’élection du reste des membres au scrutin secret et à la majorité des trois cinquièmes».
La mise en place de la Cour constitutionnelle a pris du retard malgré le délai d’un an imposé par l’alinéa 5 de l’article 148 de la Constitution. Un seul membre a été élu à ce jour. Il s’agit de la juge Raoudha Ouersighni, élue en mars 2018 avec 150 voix.
L’article 118 de la Constitution énonce que « la Cour constitutionnelle est une instance juridictionnelle indépendante composée de douze membres choisis parmi les personnes compétentes, ayant une expérience de vingt années au moins et dont les deux tiers sont spécialisés en droit ».
Selon l’article 120 de la Constitution, la Cour constitutionnelle est seule habilitée à se prononcer sur la constitutionnalité des projets de loi qui lui sont soumis par le Président de la République, par le Chef du gouvernement ou par trente élus de l’Assemblée des représentants du peuple; des projets de réforme de la Constitution qui lui sont soumis par le président de l’ARP; des traités internationaux qui lui sont soumis par le Président de la République ; des lois qui lui sont soumises par les tribunaux et du règlement intérieur de l’Assemblée des représentants du peuple qui lui est soumis par son président.
Par ailleurs, et d’après l’article 84 de la Constitution, seule la Cour constitutionnelle peut constater la vacance provisoire ou définitive de la présidence de la République. D’après l’article 101, la Cour constitutionnelle peut également être saisie pour statuer sur les conflits de compétence entre le Président de la République et le Chef du gouvernement.
Des députés accusent Kaïs Saïed de bloquer la mise en place de la Cour constitutionnelle
Des députés ont tenu le président de la République Kaïs Saïed responsable du blocage au niveau de la mise en place de la Cour constitutionnelle et l’installation des nouveaux ministres qui ont obtenu la confiance du Parlement. Ils l’ont accusé de chercher à saper le pouvoir en place et à provoquer l’instabilité politique.
Ils ont souligné que Saïed n’a présenté aucune solution constitutionnelle ou juridique et n’a manifesté aucune volonté politique de sortir de la crise entre les institutions de l’Etat.
Le député Sahbi Atig (Ennahdha) a fait observer que la Cour constitutionnelle est le seul garant de la suprématie de la loi. Elle empêche la déviation du pouvoir aussi bien exécutif que législatif.
Il a estimé que le Président de la République est le seul responsable du blocage dans l’installation de la Cour constitutionnelle.
Le Président, en tant que garant de la stabilité de l’Etat et de son unité conformément à la Constitution, a la responsabilité de trouver des solutions à la crise.
De son côté, Oussema Khelifi (Qalb Tounès) a indiqué que le Président de la République a conduit le pays à l’impasse, faisant observer que Saïed avait proposé un programme différent de tous qui ne reconnaît ni le système en place ni le parlement.
Et d’ajouter, ce qui se passe aujourd’hui est un complot contre l’Etat et une tentative de le détruire de l’intérieur. Il a affirmé la disposition de Qalb Tounès à assurer le rôle de médiation entre les parties en conflit.
Zouheir Makhlouf (hors groupe) considère que le Président Kaïs Saïed a mis le pays dans une impasse juridique.
Pour le député Abderrazak Aouidet (groupe démocratique), la seule garantie de la neutralité de la Cour constitutionnelle est d’ouvrir les candidatures à tous les postulants sans conditions. Il a affirmé le refus de son groupe d’un deuxième amendement de la loi sur la Cour constitutionnelle et qui consiste à ramener la majorité aux trois cinquièmes.
«Le Président de la République doit protéger la Cour constitutionnelle de toute instrumentalisation »
D’autres députés ont estimé pour leur part que la Cour constitutionnelle «ne représente pas une priorité pour le peuple tunisien au vu de la gravité de la situation épidémiologique et la vulnérabilité de la situation économique et sociale du pays».
Ils ont considéré que «l’insistance sur la mise en place de la Cour constitutionnelle, en cette période et cette conjoncture, relève plus d’un règlement de comptes politique».
Pour Souhir Askri (hors groupe), le pays n’a pas besoin, aujourd’hui, d’une Cour constitutionnelle; celle-ci ne saurait lutter contre la pandémie de Covid-19, ni aider le pays à sortir de la crise économique et politique «suffocante».
Elle a estimé que les propos tenus à l’hémicycle s’inscrivent dans le cadre de ce qu’elle a qualifié d‘«hypocrisie politique», considérant que «ceux qui accusent aujourd’hui le Président de la République sont les mêmes qui l’ont élu hier».
«Le conflit entre le Chef de l’Etat et certaines parties au Parlement ne concerne, en aucun cas, le peuple tunisien», a-t-elle souligné.
De son côté, Leila Haddad (mouvement Echâab) a déclaré que la mise en place de la Cour constitutionnelle «n’est pas une priorité» à l’heure actuelle, estimant que la plénière a été, en réalité, programmée pour «porter atteinte» au Président de la République et à sa dimension «symbolique». Il s’agit d’une question politique par excellence, selon elle, car «il aurait été plus judicieux d’adresser la correspondance du Chef de l’Etat à la commission spécialisée pour établir un rapport et le présenter en plénière et non, simplement, de lire sa correspondance à la place du rapport».
Pour sa part, Mounira Ayari (bloc démocratique) a relevé l’existence d’une «tentative visant à dévaloriser la présidence de la République», estimant que cet «acharnement sur le Chef de l’Etat vise, en réalité, à masquer l’échec des partis politiques et leurs crimes commis à l’encontre du pays, comme en témoigne la perte de confiance en la Tunisie par les bailleurs de fonds internationaux».
Le Président de la République est convaincu, a-t-elle dit, que la majorité parlementaire met en jeu l’avenir du pays et ses choix sont inadaptés.
«Kaïs Saïed doit protéger la Cour constitutionnelle de toute instrumentalisation», a-t-elle expliqué.
De son côté, Haykel El Mekki (bloc démocratique) a estimé que le Président de la République n’est pas responsable du dépassement des délais dans la mise en place de la Cour constitutionnelle. «La responsabilité revient aux dirigeants de la Tunisie post-révolution qui n’ont pas instauré la Cour car leur intérêt ne l’exigeait pas», a-t-il déploré.
Pour Abdelmajid Ammar (Ennahdha), la présidence de la République, le Parlement et le Conseil supérieur de la magistrature devraient tous contribuer à aplanir les difficultés.
«Le Chef de l’Etat ne va, vraisemblablement, pas parapher le projet de loi en question bien qu’il soit appelé à le faire après la deuxième lecture du Parlement», a-t-il estimé.